L'enfance de l'art numérique
TROQUER son pinceau ou son piano contre un ordinateur, tel est le pari que relève une nouvelle génération d'artistes. Il existe des pionniers en la matière Jean-Michel Jarre en musique, Fred Forest en peinture (avec la première vente en ligne d'une toile numérique, Parcelle-Réseau, en 1996) ou encore George Lucas pour le cinéma. Cependant, derrière ces précurseurs, se pressent une multitude d'artistes, encore inconnus, qui utilisent les nouvelles technologies. Selon Pascale Cassagnau, qui travaille à la délégation aux arts plastiques (DAP) du ministère de la culture, il faut « éviter d'enfermer ces nouveaux médias, comme Internet ou les CD-ROM, dans une sorte de ghetto. Ils constituent au contraire un secteur fédérateur et transversal à l'ensemble des disciplines artistiques ». Cette interdisciplinarité n'est pas sans conséquences pour les artistes eux-mêmes, et d'abord pour leurs formations. Les écoles portent ainsi un intérêt croissant à ce sujet, parfois épineux, du rapport entre la création artistique et les nouveaux médias. Le programme d'histoire de l'art au concours du Capes d'arts plastiques a pour intitulé « L'art à l'âge électronique ». A l'École nationale des beaux-arts de Paris, il est désormais possible de connaître les affres de la création sur un logiciel 3D. Dernier exemple : le ministère de l'éducation nationale a commandé à Jean-Claude Risset, directeur de re-cherche au CNRS, un rapport de mission sur la convergence entre l'art, la science et la technologie. Mais, au-delà d'un simple renouvellement des enseignements et des matériaux artistiques, ce sont un autre espace et un nouveau paradigme esthétique qui voient également le jour, aussi bien au niveau de la création que de la diffusion et de la conservation.
La principale spécificité de cet espace artistique, c'est bien sûr l'interactivité. Interactivité entre l'artiste et le spectateur, qui peut être immédiate comme dans la création de Christa Sommerer et Laurent Mignonneau, le Verbarium, disponible dans la galerie virtuelle de la Fondation Cartier (www.fondation.cartier.fr) pour l'art contemporain (par le simple envoi d'un mail, l'internaute génère une image en 3D). Interactivité parfois plus élaborée, à l'instar des environnements interactifs en temps réel réalisés depuis 1990 par Catherine Ikam et Louis-François Fléri, qui présentent, entre autres, sur un écran géant, un visage dont les traits changent en fonction de l'attitude du spectateur. Cette interactivité se retrouve aussi entre les artistes eux-mêmes, via des créations en réseau comme l'« Afrique virtuelle » (www.olats.org), et au niveau des oeuvres avec des expositions en ligne comme celle du Walker Art Center de Minneapolis, «.art Entertainment Network » (vvww.walkerart. org).
Fruit de cet environnement interactif, l'oeuvre est métamorphosée pour les détracteurs de l'âge électronique, sa dématérialisation annonce son anéantissement. En entrant dans un « devenir reproductible », l'oeuvre perdrait sa spécificité, celle d'appartenir au monde de l'art. Pourtant, comme l'affirme Dominique Fiat (Galerie Papillon-Fiat), « aucun artiste ne croit à la mort de l'art à cause des nouvelles technologies. Elles sont au service de l'art mais ne le remplacent pas. » Alors, plutôt que d'accuser la. « reproductibilité mécanisée» révélée par le philosophe Walter Benjamin, ne faut-il pas mieux lui opposer la « productibilité informationnelle » chère à Alain Renaud ? Reste à savoir si cette création numérique séduira « l'oeil du spectateur» qui, pour Marcel Duchamp, créateur dadaïste et auteur des « ready-made », fait l'art.
Sylvie Chayette
et Cristina Marino
Oeuvres ouvertes
COMBIEN SONT-ILS, précisément ces artistes pionniers qui ont choisi d'empoigner les nouvelles technologies pour s'exposer, pour y mêler et emmêler leur art ? Innombrables. Alors, en choisir cinq, cinq seulement, est forcément un exercice injuste. Mais ces cinq-là, dont nous vous présentons ici les oeuvres, nous ont paru parfaitement représentatifs, emblématiques presque, de cette nouvelle génération de créateurs. Pour l'instant, ils ne sont guère connus que d'un cercle restreint de proches et d'amateurs de la première heure. Cependant, pour certains, leurs noms commencent à circuler dans les milieux de l'art contemporain. Ils cherchent à se frayer un chemin dans l'univers encore mal défini de l'art numérique, ils exposent, participent à des manifestations internationales, présentent leurs oeuvres à des concours. Retenez bien leurs noms.
Jean-Jacques Birgé : poésie de l'algorithme
Spécialité :
Auteur multimédia de CD-ROM interactifs et génératifs.
Réalisations :
Alphabet, 1999, CD-ROM créé par Jean-Jacques Birgé, Frédéric Durieu et Murielle Lefèvre, d'après l'oeuvre de Kveta Pacovska, produit par NHK (édité et distribué par Syrinx) ; Machiavel, 1998, CD-extra d'Un drame musical instantané, de Jean-Jacques Birgé et Antoine Schmitt, édité par GRRR (distr. Harmonia Mundi ou Éditions Profil).
Actualité :
Loopy Loops, première chanson interactive aux variations infinies. CD-ROM créé par Jean-Jacques Birgé, Frédéric Durieu et Bernard Vitet édité par GRRR (distr. Harmonia Mundi). Sortie le 21 avril 2000. « Je suis arrivé à l'ordinateur par la musique, dans les années 70, en composant en temps réel, avec des instruments de synthèse. Issu de l'Idhec (Institut des hautes études cinématographiques, devenu Femis [École nationale supérieure des métiers de l'image et du son, ex-Fondation européenne des métiers de l'image et du son]), je suis réalisateur de films et auteur multimédia. Les nouvelles technologies me permettent de livrer des processus « compositionnels » sur CD-ROM. » A partir de séquences sonores et d'images isolées, le joueur recompose une création en perpétuel mouvement. Sur Alphabet, il y a 50 tableaux ou scènes différentes, plus d'un millier de sons, des heures de musique et de graphisme. L'algorithme, suffisamment ouvert, doit permettre à chacun de s'approprier l'oeuvre. Le principe est toujours de réfléchir à la sensibilité cachée de l'utilisateur. Le CD-ROM est un objet freudien, fait pour un rapport intime. Avec Alphabet, j'ai fabriqué un jouet; par la manipulation du clavier, de la souris et du micro, l'utilisateur modifie ce qui se passe à l'écran. Avec Machiavel, il s'agit plutôt d'un long métrage adapté à chaque individu. Loin de la perfection mécanique, je cherche à créer de l'instabilité. Avec les techniques de l'aléatoire et de l'empilement, c'est-à-dire qu'à partir d'un son j'en crée dix, j'introduis toujours plus de sensibilité, d'élasticité et d'incontrôlable. Car j'utilise les nouvelles technologies avant tout pour développer des émotions que l'on rencontre, par exemple, au cinéma ; il faut humaniser les CD-ROM.
C. S.
Catherine Nyeki : sculptures en 3D
Discipline :
Chorégraphies de sculptures virtuelles musicales interactives.
Réalisations :
Micros Univers, une oeuvre inspirée par le monde minéral et végétal, peuplée de minuscules sculptures en 3D animées. A tout moment, le spectateur-interprète est invité à manipuler et à assembler les formes imaginaires avec la souris pour recomposer sans cesse de nouvelles figures.
Actualité :
Présentation du projet Mu à Imagina 2000, une oeuvre construite autour d'un réseau stellaire «vivant et sensible », composé de sculptures mobiles. Vente du CD-ROM Micros Univers dans le courant du mois d'avril prochain sur le site Syrinx. J'invente des sculptures impossibles à réaliser dans le monde réel. L'écran est une mini-scène de théâtre où les objets virtuels deviennent des danseurs dotés de leur propre mouvement, trajectoire et musicalité. Je réalise aussi des images susceptibles d'être imprimées dans de très grands formats, que le futur technologique devrait nous permettre de diffuser sur des écrans plats géants. L'artiste numérique renoue ainsi avec le champ de vision, un élément fondamental de la relation entre le créateur et le support de l'image.
A. Ba.
Judith Darmont : du pigment au pixel
Spécialité :
Peinture numérique
Réalisations :
Direction artistique pour les sites Internet de Vilcomm (I.média), du groupe Brandt (Canyon), Neurotonic (CompuServe). Création du clip vidéo du titre It's Real (pour le groupe Echosystem) et de quatre jingles pour la chaîne MTV.
Actualité :
Concert à l'Elysée-Montmartre groupe de musique Echosystem, vendredi 25 février, à partir de 20 h 30. Une exposition depuis le 12 décembre 1999 et jusqu'au 11 mars. Vernissage dimanche 27 février (16 h 00-20 h 00). 4, place Denfert-Rochereau, 75014 Paris. Cela fait maintenant près de dix ans que j'utilise l'ordinateur pour réaliser mes peintures. Je le considère comme un outil à part entière, qui a ses spécificités et ses contraintes. Mais il n'a pas profondément modifié ma démarche artistique. Elle reste foncièrement la même que lorsque je peignais avec un pinceau. L'ordinateur est un outil un peu bancal : d'un côté, il est d'une grande richesse, mais, de l'autre, il lui manque des qualités comme l'odeur, le toucher que l'on trouve dans la peinture traditionnelle. Un autre aspect qui m'intéresse beaucoup en ce moment, c'est de pouvoir mélanger plusieurs disciplines, plusieurs medias. Par exemple, pour ma prochaine exposition, je vais mettre en place des installations qui mêlent peinture et musique. Devant une oeuvre représentant une ville, le spectateur pourra en même temps écouter les sons de cette ville récupérés sur Internet et diffusés en RealAudio. Pour ce qui est de la diffusion de ces oeuvres numériques, je ne suis pas persuadée que les tirages sur papier soient forcément le meilleur support. Mon rêve est de pouvoir un jour exposer mes oeuvres sur d'immenses murs d'images constitués par des écrans au plasma.
C. Mo
Argyro Paouri : situations virtuelles
Spécialité :
Images de synthèse et réalité virtuelle (VRML [Virtual Reality Modeling Language])
Réalisations :
Création d'une série d'oeuvres sur les thèmes « Etant donné le bleu » (1992), « Métamorphoses-Images » (1996), « Autant que je m'en souvienne, mais je ne me rappelle que... » (1998), impressions sur papier et collages sur toile faits à partir de films vidéo en images de synthèse 3D. Le dernier thème a, en plus, donné naissance à une oeuvre interactive nécessitant la participation du spectateur (entièrement écrite en VRML) et a été présenté en Allemagne (Heinz Nixdorf Museum, Paderborn, en février 1999 lors du VRML-Art Show, et Dominikanerkirche, Osnabrück, en mai 1999) et à l'European Media Art Festival, entre autres. Réalisation de plusieurs films en images de synthèse pour présenter les activités de recherche de l'Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), dont le film Simulation numérique de la timbale, primé en 1998 au Festival international du film scientifique de Palaiseau (mention spéciale du jury dans la catégorie « Outils d'enseignement »).
Actualité :
Participation à la manifestation internationale VRML-Art Show 2000 (www.vrmi-art.orgn qui a débuté à Monterey (Californie) le 21 février 2000, avec Boxing Match, une oeuvre créée pour le Web, basée en grande partie sur le texte de Joyce Carol Oates, On Boxing. Cette oeuvre associe différents médias vidéo, son et graphiques 3D. J'ai commencé à utiliser les possibilités nouvelles offertes par l'informatique pour réaliser mon travail d'artiste dès 1985. Dans ce travail, je n'ignore pas la part de séduction que ces technologies, en constante évolution, exercent sur moi, mais je suis de plus en plus capable de les maîtriser et de faire mes choix. En ce moment même, je commence à trouver ma voie d'expression. Les images de synthèse 3D sont devenues de véritables mondes en 3D interactifs sur le Web et provoquent une situation nouvelle. [Ceux-ci] témoignent avant tout de l'existence de celui qui les regarde, lui-même responsable de la relation qu'il entretient avec eux. Pour cela, je considère l'ordinateur comme un collaborateur qui effectue une grande partie du travail final. Je réalise de plus en plus d'oeuvres interactives avec le VRML, qui est un langage de description de scènes 3D interactives, utilisable sur Internet. Les supports de diffusion de ces oeuvres sont principalement les sites Web et les CD-ROM.
C. Mo.